A Reflection on culture & Confinement

Fiction et crise de prévisible

Postition:

Professor of Comparative Literature, Former President of the Societé Française de Littérature Générale et Comparée

University:

Université de Picardie Jules Verne

Dans ce qui nous arrive tout est nouveau, et pourtant rien n’est inconnu. Surreprésentée dans toutes les formes de fiction contemporaines, notamment au cinéma, dans les séries et dans les jeux vidéo, la pandémie comme résultat de la contagion ne doit rien au hasard. Documentée par les premiers historiens grecs, racontée par les chroniqueurs, les historiens et nouvellistes italiens, anglais et français du XIVe au XVIIIe siècle, décrite par la biologie moderne depuis le XVIIIe siècle, scénarisée par les romanciers au XXe siècle, modélisée par les jeux et développée par les fictions sérielles, la logique « virale » propre à l’épidémie était omniprésente sur tous les supports culturels existants en ce début du XXIe.

L’invraisemblance de ce qui est arrivé (comment se fait-il que, de tous les scénarios possibles dont la réalisation aurait été plus attendue, celui-ci ait été retenu par la réalité ?) côtoie donc dans la presse le sentiment que c’est bien cela, pourtant, qui devait arriver. De là l’omniprésence dans la presse d’outre-Atlantique comme en Europe des références amères ou entendues au « cygne noir » de Nicholas Nassim Taleb, symbole post-moderne de l’occurrence a priori improbable, inévitable a posteriori. De là aussi, plus discrètement sans doute, le rapprochement que l’on peut faire entre le mécanisme bien décrit par Clément Rosset pour l’illusion oraculaire, mais qui serait caractéristique de notre perception erronée de la réalité en général. Notre surprise devant le surgissement de l’événement inattendu vient de l’impression qu’il prendrait en arrivant la place d’un autre événement — ce « double du réel » que l’on ne saurait nommer ni décrire, parce qu’il n’existait pas avant et n’existera jamais, mais qui aurait dû se produire en ce lieu, et à ce moment.

Quelle place donc, dans cette crise de la prévision et de la prévisibilité, pour la fiction, à l’heure où les théâtres sont à nouveau fermés pour cause de peste comme ceux de Londres au temps de Shakespeare? Romans, films, séries et jeux vidéo occupent certes toujours le terrain de la pandémie. Foldit, serious game en ligne appuyé sur le travail de chercheurs de l’université de Washington, propose même aux joueurs d’entrer dans la course mondiale au vaccin en créant sous forme de puzzle en 3D une protéine capable de se coller au récepteur du SRAS-Cov-2, afin de bloquer la capacité du virus à infecter son hôte.[1] La fiction est partout, qu’on la perçoive comme telle ou non, même si les fictions post-post-modernes de la pandémie elles-mêmes ont pu pendant quelques semaines sembler dépassées par la sinistre capacité d’invention du réel. Faut-il donc continuer à déplorer, comme nombre de critiques le font depuis vingt ans, la perte du pouvoir de la littérature en particulier à représenter le monde, à rendre prévisible son évolution — et donc à entraîner une modification des comportements ? On peut en douter, à voir par ailleurs l’importance des constructions nées de l’imaginaire dans la façon dont les citoyens confinés de l’Asie aux Etats-Unis et à l’Europe, à l’image des héros-conteurs du Décaméron réinventant le monde en temps de peste, réagissent à l’évolution de la situation. Les appels se multiplient à redonner d’urgence à l’imagination ses droits, pour éviter que le monde d’après ne ressemble irréparablement au monde d’avant.

Encore faudrait-il pour cela que les scénarios fabriqués par la fiction soient à nouveau capables de rendre compte — sans doute autrement qu’ils ne le faisaient jusqu’ici — de leur efficacité, c’est-à-dire de leur capacité à servir de modèles pour une appréhension du réel. De fait, dans l’accélération brutale de la survenue des événements à laquelle on assiste depuis quelques mois, c’est peut-être le rapport compliqué de la fiction au temps qui se retrouve au centre de ses (futures nouvelles) fonctions[2].

Peut-elle, dans le double rapport qu’elle entretient avec le passé d’un côté, et le futur de l’autre, mesurer ou baliser le passage d’un état de choses à un autre, jamais advenu ? D’un côté en effet, à l’image du récit historique, la fiction représente : elle fonde sur les fragments d’expériences passées, diversement recomposés, dotés de valeurs nouvelles et de nouvelles significations sa prétention à éclairer le présent et l’avenir. C’est pour cela que ses produits semblent si vite dépassés, surtout ceux qui se donnent pour but de peindre un avenir (proche ou non) précisément daté et situé. D’un autre côté, et à l’image cette fois des modèles mathématiques calculant des probabilités, la fiction présente des mondes. Les processus de représentation imaginaire sont responsables de la gestion du sens et surtout des valeurs investies dans les systèmes projetés ; ce sont eux qui permettent d’articuler entre eux des jeux de données humainement hétérogènes, et d’évaluer par l’expérience virtuelle qu’ils en proposent le monde que ces modèles pourraient construire. Comment ne pas penser à l’erreur d’évaluation qui a fait que le risque — c’est-à-dire les conséquences concrètes de la réalisation d’une possibilité parmi d’autres— de survenue de la pandémie a été à ce point mésestimé ? Et à l’impossible impératif d’équilibrage qui en a résulté entre deux types de valeurs entièrement hétérogènes : le coût humain direct (nombre de morts) et indirect (pertes économiques) des mesures prises face à la contagion. Seul le passage par la construction des scénarios complets, c’est-à-dire des images du monde humain obtenu dans chaque cas, pouvait révéler l’ampleur des conséquences de chacune des possibilités envisagées.

Mais ce qui limite la capacité des mondes sinon complets, du moins habitables créés par la fiction à éclairer les choix faits dans l’ordre du réel, c’est précisément la sur-sémantisation qui a caractérisé jusqu’ici les pandémies imaginaires. Toutes les épidémies représentées en fiction, des Fiancés de Manzoni (1828-1842) au Hussard sur le toit de Giono (1951), et de 28 jours plus tard (Boyle, 2002) à Contagion (Soderbergh, 2011), tirent leur intérêt de la sur-détermination axiologique ou esthétique de la maladie choisie. Qui aurait été choisir un rhume dans le rôle du virus mettant à l’arrêt la machine économique mondiale ?

En 1850, une réaction comparable contre l’insignifiance de l’extraordinaire et de l’idéel en art avait poussé peintres, philosophes et écrivains vers l’invention du réalisme, en pleine révolution industrielle. Mais cette promotion d’une dignité épistémologique du banal et du quotidien, enfin appelé à devenir objet d’art en même temps qu’objet de science, reposait sur une confiance alors largement partagée dans le progrès scientifique, dans sa capacité à livrer un jour le secret de chacun des aspects de notre rapport au monde. Cette confiance n’a pas survécu à l’ère post-moderne, puis post-post-moderne, qui a vu les sociétés désormais industrialisées mettre gravement en danger l’avenir de leur milieu d’existence – sans même assurer pour autant à l’espèce humaine elle-même la sécurité provisoire (alimentaire, physiologique, génétique) qui devait être le prix de cette destruction.

La croyance dans la stabilité du réel et dans la capacité d’un discours unique de la science à le représenter exactement avait déjà entraîné avec elle la fin des programmes fictionnels réalistes et naturalistes, en peinture comme en littérature. On pourrait assister aujourd’hui à un renoncement équivalent aux genres fictionnels néo-réalistes (nouveau journalisme, par exemple), qui entraînerait l’abandon de la littérature-monde des années post-2001 au profit d’une démultiplication de micro-récits, à la fois singuliers et tous semblables d’un recentrement sur un rapport plus immédiat à soi et au monde, moins ambitieux mais aussi moins incertain, favorisé par l’expérience du confinement 2020.

Quant à la fiction d’anticipation, que devient-elle, confrontée à une crise aussi majeure de la capacité des discours scientifiques à prévoir l’état suivant, immédiat, du monde à l’échelle humaine ? La science-fiction développait en mondes pseudo-complets les vertigineux modèles induits par la relativité universelle ou la science des systèmes —mais pour le bénéfice de spectateurs rassemblés dans des cinémas de quartier à des horaires eux-mêmes bien prévisibles, ou lisant dans des rames de métro installées dans une réalité stable et (densément) partagée. Si elle ne peut plus se fier aux jeux de données à partir desquels on pouvait jusqu’ici extrapoler les mondes à venir, deux options restent ouvertes. La première serait d’entamer vraiment, comme le proposait Quentin Meillassoux en 2013 l’exploration fictionnelle des « mondes hors-science »[3], jusqu’ici sous-exploitée par la littérature, et fondée sur une remise en cause radicale du principe de causalité qui structure le nôtre. Dans le seul exemple qu’en présentait le philosophe, celui du roman Ravage de René Barjavel (1943) l’audace métaphysique et écologique de la description d’un univers sans électricité est évidemment compensée par un refus bien conservateur de l’idée même du progrès induit par la science dans le monde — et non de tel ou tel de ses résultats.

L’autre solution, plus stimulante, consisterait à tracer des chemins reliant les nouveaux aux anciens réalismes, articulant la représentation à la projection des mondes, et la perception individuelle des choses à une appréhension globale de ce qui arrive à tous, et de la façon dont cela nous arrive. La pandémie est en elle-même globale, et le rétrécissement du temps dans lequel elle survient donne à tous une chance de penser cette globalité, y compris lorsqu’elle s’est traduite pour plusieurs milliards de Terriens par un retrait momentané du rapport direct au monde et aux autres, et par une suspension des modes ordinaires de prévision et d’investissement dans l’avenir. A l’heure de reconnecter différemment ces fils, la fiction, faiseuse de mondes, pourra sans doute proposer à nouveau ses services.                   

[1] https://fold.it/portal/node/2008926. Le niveau dédié au Covid-19 a été implémenté dès le 27 février 2020.

[2] Voir aussi là-dessus AD « L’œuvre, la peur et le temps. Pour une saisie du risque par la littérature »

[3] Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, suivi de La Boule de billard d’Isaac Asimov, Paris, Aux Forges de Vulcain, 2013, 108 p

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Professor of Comparative Literature, Former President of the Societé Française de Littérature Générale et Comparée

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